LES YEUX POINTUS

Publié le par lesviesdenses

J'avais envie de vous faire partager ce texte, tellement.... vrai... beau !

Oui, le regard des autres nous fait souvent ressentir encore plus la différence de nos enfants.

Dommage pour ceux qui ont les yeux noirs : ils ne savent pas tout ce que cette différence nous apporte et nous apprend....

 

" Mes loulous,

Ça fait déjà beaucoup de semaines que je pense à vous écrire ces mots-là, mais ils n’étaient pas prêts à sortir, je les avais encore de pris dans la gorge. La colère, ça te resserre un larynx.

Je veux vous écrire ces mots-là depuis que nous sommes revenus de notre sortie au Marché Jean Talon, à la fin de l’année scolaire. Nous étions parti explorer les légumes, goûter les fruits, regarder les couleurs des fleurs et sentir l’odeur des fines herbes. Nousétions sortis à plusieurs, à 14, même si vous n’êtes que sept. Parce que chaque loulou en fauteuil roulant doit se faire accompagner d’un adulte. C’est plus sécuritaire, c’est plus facile à gérer pour la prof que je suis et surtout, c’est essentiel parce que vous ne pouvez tous pas vous propulser de manière autonome dans un endroit inconnu.

14 personnes dont sept enfants handicapés, en fauteuil roulant, partaient donc explorer le Marché, et donc, un peu la vie.

C’était ça le but de la sortie, explorer la vie. Voir les vraies choses, goûter, rencontrer des gens en dehors des murs de l’école, sentir le vent dans vos cheveux, rire parce qu’il y a des bosses dans l’asphalte et que ça fait boum boum sous vos roues. Acheter des choses, se débrouiller pour se faire comprendre, reconnaître une carotte, trouver où se cachent les tomates. Vivre quelque chose de vrai, hors du contexte calculé de notre classe, hors de notre environnement connu, hors de notre cocon.

Vous étiez beaux, mes loulous, à essayer de mettre les haricots dans le petit panier. Vous étiez heureux de goûter au melon sucré et à la mangue juteuse. Vous étiez fiers d’utiliser vos appareils pour vous faire comprendre, pour demander aux maraîchers des pommes de terre ou des concombres. Dans notre bulle à 14 personnes, ça sentait le bonheur, la fierté, l’accomplissement. Dans notre bulle à 14 personnes, on avait réussi àexplorer la vie.

Mais il existe un extérieur de bulle.

À l’extérieur de la bulle, ça sentait l’agacement. Sept fauteuils roulant, ça prend de la place. C’est dérangeant. Ça empêche les petites madames de circuler librement. Ça les fait sortir de drôles de sons de la bouche et regarder au ciel avec des gestes qui manquent de patience.

A l’extérieur de la bulle, ça sentait le dégoût. Parce que des enfants qui ne contrôlent pas bien leur salivation, ça ne devrait pas sortir dans le vrai monde. Bien sûr qu’ils ont le droit de vivre, mais dans leurs maison, avec leur famille, les rideaux fermés, si possible.

À l’extérieur de la bulle, ça sentait le malaise. Parce que de voir sept enfants handicapés en même temps, au même endroit, c’est plus que ce que le commun des mortels ne peut tolérer, il faut croire. Un enfant handicapé, ça attire la sympathie, les sourires tendres. Sept, c’est comme trop. C’est intolérable.

Pendant que vous étiez plein de sourires à découvrir le goût acide du pamplemousse, àl’extérieur de la bulle, on vous regardait avec des yeux pointus. Des yeux noirs. Des yeux qui ne veulent pas voir. Des yeux qui fuient. Des yeux qui avaient hâte que nous retournions d’où nous venions.

Ce qu’ils ne savent pas, les gens aux yeux pointus, c’est qu’à tous les jours, vous êtes heureux. Tous les jours. Aucun tracas, aucun soucis, tous les jours vous éclatez de rire.

Ce qu’ils ne savent pas, les gens aux yeux noirs, c’est combien c’est bon de mettre ses pieds dans le pouding au chocolat. C’est combien c’est drôle de faire une bataille de mousse. C’est combien c’est doux de recevoir vos câlins.

Les gens qui ne veulent pas voir, ils ne peuvent pas savoir qu’un morceau de biscuit procure plus de joie que de gagner à la loterie, qu’une comptine c’est rempli de magie et que bac d’eau n’a d’égal qu’une piscine à balles.

On vit dans une société qui sauve les grands prématurés. Qui maintient en vie des enfants qui seraient morts il y a deux ou trois décennies. On applaudit les progrès de la science, tant qu’on n’a pas à regarder ce progrès dans les yeux.

Et pourtant, vous avez les plus beaux yeux.

Certains vont dire que vous ne grandirez jamais vraiment, et que c’est triste. Moi, je ne trouve pas.

Vous êtes des petits magiciens qui verront toujours la beauté des fleurs, qui prendront toujours le temps d’apprécier la chaleur du soleil et qui aiment, sans compter, sans malice, sans compromis. Vous n’aurez jamais, jamais les yeux pointus, mes amours, et pour ça, je vous envie."

 

Source : http://www.nancybpilon.com/2014/08/16/les-yeux-pointus/